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Le bout de pain.

Au loin, le bruit sourd d’une bombe retentit. La dernière. Mon frère me couvrit afin que je ne sois pas ensevelie sous les débris projetés par le souffle. Le silence revint, après une longue nuit de cauchemar.

_Viens, c’est fini, maintenant, l’aube se lève…les Autres sont partis…me dit mon frère.

Il m’entraîna le long de la tranchée, me ramenant à la Maison, à quelques mètres du champ de bataille. Le reste de l’équipe transportait les cadavres de l’autre coté de la Frontière, afin de nourrir nos ennemis, et ainsi gagner du temps la nuit prochaine. La fatigue causée par le combat et la boue collée à nos semelles rendaient nos mouvements difficiles. Au loin, la cheminée de la Maison se rallumait peu à peu. Leena, la plus âgée d’entre nous, m’accueillit à l’intérieur avec soulagement. Cela faisait près d’un an qu’elle ne pouvait plus combattre : sa jambe droite avait été arrachée par un Autre et la gangrène avait été arrêtée de justesse, grâce à mon frère. Du coup, elle s’occupe des enfants trop jeunes pour combattre et entretient la Maison. Elle avait cuisiné ce jour-là pour les survivants un ragoût avec un des derniers moutons qu’il nous restait. Je pris le bol qu’elle me tendait, au diamètre égalant celui de ma petite main. Elle me sourit, et me glissa un bout de pain dans l’autre main, son index devant la bouche. Les yeux brillants de reconnaissance, je me précipitai sur la chaise à coté de mon frère. Celui-ci remarqua que j’étais anormalement contente. Sous son regard insistant, je brandis fièrement le morceau de pain. Mon frère en fut agacé.

_Leena te couve trop, petite sœur. Si jamais il vient une famine, tu ne survivrais pas, toi qui es habituée à tant de nourriture.

Penaude, je rangeai mon butin dans ma poche, et mangeai rapidement mon repas. J’eus droit à un verre d’eau pour faire passer le goût des navets.
Puis, Hektor, le chef de la Maison, monta sur une table et commença à faire l’appel. Vingt et une personnes manquaient, elles étaient passées de l’autre coté de la Frontière. Parmi elles se trouvait Lora, ma meilleure amie. Je retins mes larmes, serrant le bout de pain au fond de ma poche ; dans la Maison, il n’y avait pas de place aux larmes. Notre destin était de protéger la Maison contre les Autres.

Nous sommes à une époque où les étoiles ont cessé de briller au-dessus de nos têtes. Nous vivons ce temps avec un tel décalage par rapport au passé que je ne me souviens même plus du nom ni du visage de mes parents. Un jour, des créatures squelettiques, mi-humaines mi-loups sont venues envahir notre village, assoiffées de sang, que nous appelons de nos jours les « Autres ». Nul ne savait d’où elles venaient, mais elles ne supportaient pas la lumière du jour. Les adultes se sont aussitôt rendus, jetant eux-mêmes leurs propres enfants dans les rivières, se laissant étriper par ces monstres préférant la mort au combat. Ils étaient tellement obnubilés par le développement technologique de la citadelle, qu’ils se sont retrouvés progressivement dénués de toute force physique. Seul nous, les enfants, étions trop attachés à la vie pour vouloir combattre et protéger le village. Nous avons réussi à tenir les Autres à une certaine limite de la Maison, que nous appelons la Frontière. Tous ceux qui ont « passé la Frontière » sont considérés comme morts.
Cela fait six mois environ que nous sommes tous à la Maison, la grande demeure, autrefois luxurieuse, dans laquelle Hektor a décidé de tous nous héberger. Le reste du village n’est plus qu’un tas de ruines, détruit par les bombes des Autres. Moi, je m’appelle Ravage, et je n’ai que six ans.
Malgré notre jeune âge, nous nous devons d’être mature et de savoir combattre. Mais je dois rester à l’écart des batailles au corps à corps, à cause de ma santé fragile.
Ayant fini mon repas, je montai rapidement à l’étage, dans les dortoirs, récupérer mes cinq heures de sommeil quotidiennes. Leena me suivit pour me border, et me chanta une berceuse.
Mes yeux se fermèrent sur l’adolescente aux cheveux roux, le bout de pain dans ma main gauche, remplaçant une quelconque peluche.

 

 

Le soir, nous repartîmes sur le champ de bataille. Les Autres étaient là, eux aussi ; mais ils ne pouvaient dépasser la Frontière, de crainte de se faire tuer. Hektor jeta un coup d’œil à mon frère, et celui-ci hocha la tête, les sourcils froncés. Aussitôt, je fus portée et placée dans une des capsules servant à envoyer les cadavres de l’autre coté de la Frontière. Je hurlai, essayant de m’échapper, quand je compris ce que mon frère venait de faire. Lui, évitait mon regard et mes larmes, fermant les yeux et secouant vaguement la tête pour repousser mes cris. Des enfants me mirent un chiffon crasseux dans la bouche, ce qui étouffa mes hurlements. Avant de refermer la capsule, Hektor s’approcha de moi. Il me murmura à l’oreille que j’allais être sacrifiée pour le salut de la Maison, que j’allais être une légende, celle qui, grâce à sa petite taille, pouvait être assise dans la capsule, et appuyer sur le bouton de la bombe qui serait installée à coté de moi, quand je serais dans le camp ennemi. Je réussis à cracher le bâillon :

_Vous êtes pire que les adultes ! dis-je, secouée par les sanglots. Vous envoyez quelqu’un à l’échafaud ! Pourtant, vous aviez promis que nous serions tous solidaires, à cause de la trahison faite par les adultes !

_C’est pour cela que nous avons besoin d’une personne pour qui la Maison compte réellement. Nous sommes surs de la fiabilité de cette bombe. Grâce à toi, nous serons sauvés !

_Mais je veux pas mourir, moi !

_Il le faut. C’est notre heure. Nous devons être jeunes et vaincre.

Il referma la porte, et à travers le plexiglas, je tentais d’appeler mon frère, vidant mes poumons, en vain. Il ne regarda pas une seule fois la capsule, mais j’étais sure qu’il m’entendait car les enfants autour de moi étaient agacés par mes cris.
La capsule fut propulsée à travers les lignes ennemies. Tous mes organes furent compressés par la vitesse le long du trajet. J’atterris presque aussitôt dans le camp des Autres, après plusieurs  rebondissements. Ils étaient là, la bave dégoulinant de leurs lèvres, et commencèrent à griffer le plexiglas me confirmant que cette boite en plastique serait ma dernière demeure. Je me remis à pleurer, serrant la bombe contre moi, cherchant un quelconque réconfort dans ce bout de métal. Je vis une chose blanche roulant au fond de la capsule; je l’attrapais et je reconnus au toucher le bout de pain que Leena m’avait donné.

Je rassemblais tout mon courage, tandis que les coups contre la capsule étaient de plus en plus forts et rapides. J’enfournai le pain dans ma bouche et pris la bombe, la retournant jusqu’à apercevoir un bouton rouge. Je me mis face aux Autres, les regardant droit dans leurs yeux exorbités et dans un ultime cri de désespoir, mes larmes se mêlant à l’amidon du pain…

J’enclenchais le mécanisme.

 

 

 

Et rien ne se passa…

Le réflecteur d’âme.

Je regardais mes mains d’ébène pour la dernière fois et remis mes gants de cuir. Le murmure de mon nom me réveilla de ma torpeur.

_ Espérance !

Un des garçons en face de moi me tendit un biscuit de couleur rougeâtre. Sans  hésitation, j’enfournai le « red parasol » dans ma bouche. Le gout acidulé de la fraise chimique s’étendit dans mon palais et provoqua la détente espérée. Tandis que je me glissais confortablement dans le tweed abimé de la banquette, la drogue pourpre faisait son effet ; elle réduit ma peur et colora ma vision de rose et de douceur.
Par l’ouverture destinée à nous donner un peu d’air, j’aperçus le paysage qui défilait. Le sable s’étendait à perte de vue ; au loin, une lueur apparut. Je détournais la tête et vis les filles à ma gauche se regroupaient. L’une d’entre elles tenait entre les mains un réflecteur d’âme.  J’attrapai rapidement l’objet en question, malgré le grondement féminin.

_ Ne vous regardez pas dedans. Expliquai-je. Sinon, vous voyez le visage de la mort.

L’une d’entre elles répondit que tout le monde ici le savait, et que c’est pour cela qu’elle voulait voir ; La mort était préférable à la vie.

_ Z’avez pas d’couilles.

Avant que la tension installée ne dégénère en rixe, la porte s’ouvrit et nous sortîmes tous du camion. Nous vérifiâmes une dernière fois nos armes pour nous lancer dans la bataille. Je remarquai une fille, ayant au moins cinq ans d’écart. Sa peau d’opale et ses cheveux d’or reflétant la lumière m’éblouirent. Elle serrait son arme contre elle, tremblant de tous ses membres. Après quelques instants de négociation avec les garçons, je lui ramenai une moitié de « parasol ». La gamine m’observa avec méfiance, mais la curiosité prit le dessus et elle se détendit.

_ Comment tu t’appelles ? demandai-je.

_ Je ne sais plus, ça fait trop longtemps que je suis ici. Je suis connue sous le matricule 713705.

_ Il ne faut jamais oublier son nom. Lui dis-je. Sinon, ces bâtards font ce qu’ils veulent de toi. Avec ta peau claire et tes cheveux de soleil, j’te baptise Blanche.

Je crachai dans ma main, n’ayant pas trouvé d’eau à proximité et lui cola sur le front, comme j’avais vu faire sur ma petite sœur. Elle grimaça, mais l’effet de la drogue l’empêcha de protester.

_T’as quel âge, Blanche ?

_ Je crois que j’ai sept ans.

J’avais vu juste. Comment cette enfant avais pu se retrouver enrôler à son âge ?  Je l’aidai à charger un revolver qu’une fille plus âgée lui avait filé. Le camion repartit. Nous nous élançâmes dans les dunes.

_ Reste près de moi, Blanche.

Combien de temps s’était déroulée ? Seule la rouquine à la montre aurait pu nous le dire, si son précieux objet ne s’était pas cassé dans la bataille. De nombreux enfants tombaient à mes cotés ; certains, les plus faibles souvent, se tiraient une balle dans la tête avant même d’avoir affronté les troupes ennemies.
Blanche se tenait derrière moi, les yeux écarquillés de terreur ; elle se défendait tant bien que mal mais faisait mouche au tir. Un poids atterrit sur mon dos et m’arracha l’oreille droite. Je le fis basculer en avant et tira dans la tête de celui qui avait osé me blesser. La matière grise se répandit dans la boue. Un peu déstabilisée par la douleur, je fus projetée au sol par un autre coup et lâchai mon fusil. Je me relevai, dégageant mon visage de cette terre molle qui m’étouffait et chercha mon arme.
Blanche me visa avec.

_ Fais pas d’conneries, rend-moi mon flingue ! lui criai-je.

Elle tira. La balle atteint mon cœur et je sentis le sang couler sur mon corps. Mes genoux se dérobèrent.

_ Désolée, je n’avais plus de balles, entendis-je.

Je tombai mollement sur le sol. Mon cœur battait de plus en plus irrégulièrement et mes muscles manquèrent d’oxygène. Un voile blanc se posait sur mes yeux et réfléchir devint de plus en plus difficile. Et tandis que le rayon de lumière disparaissait, je remarquai le réflecteur d’âme que j’avais saisi plus tôt, certainement tombé lors de la bataille.

 

Et c’est sur la vision de mon visage, vu pour la première fois de ma vie, que mes yeux se fermèrent.

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